Tendre lettre à Bobin
- Elodie Pereira

- Jun 5
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Updated: Jun 10
Cher Christian Bobin,
permettez-moi de vous adresser cette lettre, avec la même humilité et fébrilité que j’aurais eu si vous aviez été encore parmi nos êtres de chair.
Je viens de terminer Un Bruit de Balançoire, à l’intérieur duquel j’ai passé un jour et demi. J’ai ensuite entamé Une Petite Robe de Fête que je n’ai su poursuivre ; il semble qu’il me faille un petit temps de repos entre vos livres. Vous semblez dire qu’ils ne sont rien, mais ce rien parle fort. Car en plus de parler, ils semblent faire parler. C’est précisément ce en quoi je pense qu’ils parlent vraiment.
En effet, ce nid d’hirondelle que vous avez bâti a accueilli des mots en moi, qui s’agitent à présent comme les moucherons ivres de soleil que vous décrivez si bien. Me voilà alors toute bouillonnante de vie à l’intérieur du nid, et mon envie d’en sortir prend temporairement le pas sur l’irrésistible confort de retourner bientôt m’y blottir.
Je n’ai pas lu grand-chose d’Une Petite Robe de Fête, mais la préface m’a donné envie d’y répondre. Est-ce mon côté soupe-au-lait, comme j’entendais souvent dans l’enfance, qui m’arrache ces mots ? Possible. Mais je pense qu’il s’agit plutôt d’une profonde envie de communiquer avec vous, en essayant de vous apporter mon propre témoignage sur « ce sentiment inexprimable d’un autre monde ».
Avant de poursuivre, ne pensez pas que je m’imagine communiquer avec votre esprit par cette lettre. Comme vous, je pense, je ne crois pas aux esprits si ce n’est aux poèmes. Je ne regrette pas non plus de n’avoir pas eu le temps de l’écrire de votre vivant car, dans ce cas, cette lettre serait teintée d’une communication d’homme à homme, alors que pour parler de ce sujet je préfère que ce soient les poèmes qui le fassent entre eux.
Vous dîtes dans la préface que « ceux qui ne lisent jamais forment un peuple taciturne », et que « celui qui est sans lecture manque du manque ». Ces phrases m’ont immédiatement ramenées à mon enfance dépourvue de livres mais non dépourvue de mots et de manque.
J’étais de ces enfants et adolescents qui lisaient pour « leur carrière » scolaire, que la pression des contrôles poussait à tourner la dernière page sans sauter trois chapitres. Je me prenais parfois au jeu et certaines lectures m’ont touchées, mais rares celles imposées par le système scolaire m’ont véritablement marquées.
Je me souviens en revanche des poèmes récités par ma professeure de français, notamment ceux de Baudelaire, qui m’ont valu mes premiers frissons d’âme. Je balayais la classe du regard, me retournant parfois, enthousiaste à l’idée de voir mes camarades tout aussi bouleversés, tellement ivre de joie qu’incrédule au fait que ça n’était jamais le cas.
Ce frisson de l’âme, je l’ai emporté chez moi, faisant naître des brouillons de vers qui se précisaient souvent juste avant le sommeil, me poussant à les écrire à la hâte avant d’y succomber, sur des feuilles volantes s’empilant dans une chambre d’adolescente tendrement chaotique. Il me fallait un seul poème de Baudelaire pour délier la langue de mon cœur des semaines durant.
Une lecture moins évidente à mon âme, en revanche, ne m’apportait qu’ennui ou vague distraction, si bien que j’ai certainement fini par associer impulsivement les livres à la lourdeur de la pensée lorsqu’elle se plonge dans les eaux troubles d’un récit qui ne lui parle pas directement.
Mais il fallait bien nourrir ce manque dont vous parlez, il fallait bien appeler de ce vide. Et la musique était là, immédiatement accessible. Dès les premières notes, j’avais la certitude inébranlable que l’œuvre allait chanter au plus près de mon vide. Pour une jeune fille soupe-au-lait et atteinte d’un léger trouble de l’attention, c’était une manière efficace, instantanée, sans compromis de « quitter sa vie, de l’échanger contre l’esprit du songe, la flamme du vent » comme vous l’écrivez admirablement.
Vous viviez dans vos livres et moi je vivais dans les chansons.
Je vivais dans les premiers accords du Premier Pas de Claude-Michel Schönberg, dont le morceau commençait à partir du deuxième, le temps que mon âme ébahie ne trouve le bouton record de mon enregistreur cassette. Vous savez, ces premières notes qui installent soudainement un doux silence dans l’être, car c’est le cœur qui se prépare à écouter.
Je vivais dans les histoires d’amour que Pierre Bachelet confiait à mon oreille juvénile, comme un grand-père bienveillant qui ne sait pas qu’il a appris à l’enfant la plus belle vie d’adulte qu’elle rêvera toujours de vivre.
Plus tard, quand la musique est devenue mobile, j’y ai vécu en parallèle du monde réel, équipée d’écouteurs nichés au creux de mes oreilles.
Avec le recul, je me dis que cela était peut-être une erreur de ma part, un excès. Comment laisser appeler le manque s’il a l’illusion d’être comblé en permanence par une vie qui choisit de se croire au cinéma, avec ses multiples bandes-son?
Cependant, bien que je croie qu’il m’ait coûté une certaine créativité, je regarde cet écart avec empathie et tendresse, car je sais qu’il vient de l’amour imperturbable, de l’amour fou pour le poème, que vos mots anoblissent généreusement.
Les mots portés par une mélodie ayant la même trajectoire émotionnelle qu’eux vous transpercent dangereusement, et même lorsque les paroles quittent temporairement la musique le temps d’un passage instrumental, celui-ci en contient encore leur empreinte. Il continue d’y apporter leur lecture à voix haute de même que les paroles appartiennent à jamais aux notes de musique qui les ont aidés à naître. D’ailleurs, il m’est arrivée de percevoir le langage indicible d’œuvres entièrement instrumentales avec plus de précision que les mots.
Cependant, vos écrits touchent ce même indicible, et nous nous rejoignons dans cet abîme sublime et musical. Vos mots sont l’essence de cette musique quand on lui retire son bruit.
C’est donc ainsi que je termine cette lettre, vous confiant qu’il m’a fallu répondre à votre préface, non pas par opposition entêtée mais par profonde reconnaissance.
23 décembre 2022
Elodie Pereira (aka Ellie Meriz)


